Cet étonnant et rare Strip western publié de 1933 à 1935 dans les pages du Chicago Tribune a été proposé pour la première fois en français l'année dernière dans un magnifique album grand format à l'italienne, agrémenté d’éditorial enrichissant. Une aubaine patrimoniale remarquable.
La tribu des Arc en ciel vaque à ses occupations d’indiens des plaines lorsqu’une troupe revient d’un raid avec un jeune blanc prisonnier. Celui-ci va être adopté par le chef et va devoir apprendre la langue et les mœurs de la tribu. Il va se faire deux amis : lumière d’étoile, une belle jeune squaw, et Marmotte, un jeune indien un peu obèse, pas très débrouillard. Rapidement, un troisième larron : un trappeur ayant sauvé les amis d’une attaque Sioux va intégrer la bande. Tous vont être confronté à diverse péripéties et surtout découvrir lors de la migration de leur camp une autre tribu inconnue, aux mœurs bien différentes...
Garrett Price a réalisé l'essentiel de sa carrière auprès du Chicago tribune, mais a aussi beaucoup fourni des illustrations et couvertures pour le New Yorker, dont les débuts en 1924 ont coincidé avec les siens. Né en 1895 à Bucyrus, Kansas, et fils d’un médecin itinérant dans les états de l’ouest des États-unis, il intègre le Chicago Institute of Art entre 1914 et 1916, et décroche un poste au département artistique du journal Chicago Tribune où en plus de dessins, il rédige des chroniques, dont une sur l’esprit et l’humour de l’ouest. Repéré par J. M. Patterson, son éditeur, il se voit proposer en 1924, suite à un séjour puis son installation à New York, une bande western qu’il assume en indépendant pour le compte de son ancien patron dans les pages du Dimanche du Tribune. Thématique pas si courante que ça pour l'époque dans les comics et encore moins les strips, mais il faut dire que sa jeunesse dans le Wyoming avait tout pour l'inspirer. Au Tribune, il fait connaissance avec Frank King, et devient ami avec cet auteur déjà reconnu, qui a explosé en 1921 en ajoutant un personnage d'enfant à sa série Walt & Skeezix débutée quatre ans plus tôt. On pourra assez aisément voir l'influence de ce grand auteur dans les constructions et couleurs des planches de White Boy. Son dessin aussi, un peu, pourrait-on ajouter. Il n'en demeure pas moins que ces bandes, inédites en France, dont l'éditeur a réuni ici le meilleur des planches dominicales*, ont tout du trésor déterré. Leur présentation dans un grand album à l'italienne, respectant le format des strips originaux est tout d'abord majestueux. Rares sont les bandes dessinées d'ordre patrimonial pouvant se targuer d'un traitement aussi classieux, imprimé sur un Sen Lawrence FSC de 150g. On l'a dit : le dessin de Garrett Price rappelle beaucoup celui de King, tant dans les formes que les attitudes des personnages, mais on remarquera néanmoins un traitement beaucoup plus dynamique des pages, l'action de ce western saugrenu mais pas tant que ça étant parsemé de beaucoup d'actions, de mouvements. Une des scènes les plus extraordinaires à ce sujet étant la tentative d'enlèvement de Lumière d'étoile par les Sioux, (planche du 26 novembre 1933), correspondant à la page 9 de l'album. Une scénographie et une succession de cases particulièrement violentes, où la jeune indienne est désarçonnée du cheval où elle est en croupe à l'arrière avec son ami, puis tirée par les tresses, quasi écartelée entre deux chevaux au galop. Avant que l'indien responsable, contorsionné dans une pose anatomique puissante rappelant des tableaux de Delacroix, soit tué par balle et après que la chevelure de lumière d'étoile ait été tranchée par elle afin de se libérer.
La page du 08 avril 1934, évoquant le raid dans la tribu sioux, de nuit, là encore convoque la peinture et la gravure dans au moins deux superbes cases crépusculaires, dont une géante. Un passage de la troupe d'amis, deux pages plus loin, sous un couvert de petits arbres aux feuilles d'or, tout comme les scènes du feu de plaine, se terminant sous un amoncellement de nuages noirs, évoque là encore fortement les beautés formelles et poétique de Walt & Squeezie. On arrêtera là la comparaison, car Garrett Price mélange trois aspects très marquant dans sa série :
- Le documentaire, d'une tribu Arc en ciel dans laquelle on s'invite, en même temps que ce White Boy devenu très vite l'un d'eux.
- L'humour, tiré parfois à l'extrême limite du surréalisme.
- Le fantastique.
Des scènes de toute beauté
Sur l'aspect documentaire, peu de bandes dessinées ont réussi à évoquer avec autant de réalisme la vie d'un camp amérindien. On retrouvera même, et c'est notable pour une "antiquité" de 1933, l'allusion à l'homosexualité, (Heemaney dans Little Big Man d'Arthur Penn 1970), ou à "l'inversion" (Quatre doigts de Milo Manara, Dargaud 1982). Ici, ce sont les poèmes de l'indien Chant d'alouette.
Au delà de cet aspect, visible à d'autres endroits, comme les raids entre tribus ou leur migration vers d'autres territoires (ces indiens des plaines étaient nomades), leurs légendes, ou bien encore la lutte territoriale des bisons, on retrouve les canons classiques d'une structure narrative séquentielle de strip, attachée à proposer en fin de chaque page un cliffhanger pour la semaine suivante. Et l'humour très exagéré, dans l'esprit du Popeye de Segar, entre autre par le truchement du petit gros indien Marmotte, puis plus loin avec le cheval à dos creux, se réparti à part quasi égale avec l'action.
Par moment enfin, le fantastique émerge, avec d'étonnant geysers faisant s'écrouler un pan de montagnes et dériver notre héros, un "fantôme" à dos de bison, une tribu étrangère inconnue, dont les traditions et la présence d'une reine blonde rappelleront les thématiques SF de Flash Gordon, pourtant à peine plus vieux puisque débuté en janvier 1934. Mais on pensera aussi et surtout au royaume des rêves (Slumberland), par lequel on arrive par un passage secret (ici aquatique) et donc au classique Little Nemo de Winsor Mc Cay, lui bien antérieur. Si ces références ne prêchent pas vraiment pour l'inventivité formelle de White Boy, on ne lui retirera pas sa modernité et son originalité, qui n'auront malheureusement pas suffit à lui assurer un succès mérité, la bande étant interrompu subitement dans son cours pour laisser la place à une suite bien plus classique. Une belle pépite issue du passé, dont les couleurs chaudes et douces, la générosité et la sincérité appellent toute notre attention.
(*) Cette édition regroupe « le meilleur » des Sunday Pages car l’édition anglophone de 2015 propose l’intégralité de la série, à savoir les 2 chapitres suivants, un peu moins originaux, dont Skull Valley, ayant paru jusqu’à fin août 1936.
FG
Est-on à Slumberland ?
White Boy par Garrett Price
Éditions 2024 (35€) – ISBN : 978-2-383870-37-1
Toutes images : ©GarretPrice Estate/éditions2024
Une étonnante modernité