Les lecteurs de sites consacrés au patrimoine BD sont habitués aux histoires malheureusement un peu tristes, d’auteurs souvent talentueux, qui n’ont pas vraiment connu le succès qu’ils méritaient. Plus pragmatiquement, peut-on évoquer le cas d’artistes ayant été richement publiés dans tel ou tel pays, dans telles ou telles revues, et n’ayant qu’effleuré le lectorat d’autres contrées. C’est le cas du duo responsable d’une série western, que les lecteurs du journal Spirou ont découvert en 1956, dans le n° 930 du 9 février. Celui-ci dévoilait en effet un nouveau récit intitulé Loup blanc. Aucun crédit n’était cependant apporté à cette bande dessinée de facture très classique se déroulant au Canada, qui proposera d’une à quatre pages chaque jeudi, en couleurs et/ou en noir et blanc, jusqu’au n° 951 du 5 juillet 1956, avant de disparaître comme elle était venue.
L'histoire
Nous
sommes en 1789, au Canada. L’Anglais Alexandre Mac Kenzie,
travaillant pour la compagnie nord-ouest du commerce des peaux est
basé au fort Chipewya, sur les bords du lac Athabaska, et est chargé
d’une expédition pacifique devant suivre le cours du fleuve
sortant du lac et coulant vers le nord. Leur communauté va cependant
être attaquée par un Indien de la tribu des Couteaux jaunes (Plume
de corbeau), alors qu’Elisabeth Baker et son fils Edward sont
descendus chercher de l’eau le long du fleuve. Henri, le père,
intervient, mais trop tard. Sa femme meurt, étant tombée à l’eau.
Un peu plus tard, la tribu de Plume de corbeau, vindicative, attaque
le fort, et tandis qu’Henri Baker défend une position à
l’extérieur, un peu en recul, son fils Edward et sa nourrice
indienne Manua s’enfuient en canoë. Cependant, les pans de glace
flottant les font naufrager, et seul Edward survit, recueilli et
protégé par un loup blanc le réchauffant sous son flanc. Il sera
ensuite récupéré par des membres de la tribu indienne les Sarcis,
dont le chef (Serpent bleu) a aussi un fils du même âge : Shawnese.
Pendant ce temps, Plume de corbeau, ayant échoué dans son attaque
du fort, est banni de sa tribu. Il sera suivi plus tard par quelques
guerriers, car nourrissant une haine et un désir de vengeance
féroces contre les Blancs. Il rejoint le campement Sarcis et ment
sur les évènements, annonçant la mort du père d'Edward. Serpent
bleu décide alors d’adopter officiellement Edward et le nomme Loup
blanc. Pendant ce temps, l’intervention de Mac Kenzie dans un jeu
cruel entre deux Indiens (Natou de la tribu des Montagnais et Herbe
odoriférante des Athabaska) va alimenter les conflits entre les
protagonistes. Les Sarcis sont obligés de fuir, à la suite de
l'attaque des Couteaux jaunes, et de passer sur le territoire des
Athabaskas, qui en profitent pour enlever le Sarcis Croc aiguisé.
Libéré par Petite Lune, montagnaise esclave, cette dernière est
sacrifiée à Witiko, esprit des eaux, mais sauvée in-extremis par
Loup blanc, à qui elle révélera alors la vérité.
Parution originale francaise
Ces
planches ont paru à ce rythme dans Spirou :
n°
930 : bandeau titre « Le Loup blanc » et quatre
pages dont deux en couleurs, deux en noir et blanc
n° 932 : une seule page noir et blanc et titre changé en « Loup blanc »
n° 935 : deux pages noir et blanc n° 936 : deux pages en couleurs n° 937 : bandeau titre et deux pages en couleurs n° 938, 939 : une page en couleurs, une page noir et blanc n° 940 : deux pages en couleurs n° 941 : une page en couleurs et annonce de défi de la tribu Castors. n° 942, 943 : deux pages en couleurs n° 944, 945: une page noir et blanc, une page en couleurs n° 946, 947, 948, 949, 950, 951 : une page noir et blanc
Soit 36 planches.
Les
lecteurs de Spirou
n’ont eu que peu
d’indices sur la provenance de cette bande à l’époque, ni au
sein de la bande dessinée elle-même ni lors d’une annonce, ni
dans la rubrique « Le Fureteur vous dira », où un jeu de
questions réponses aurait pourtant pu les y aider. Tout au plus
aujourd’hui, avec le recul, peut-on imaginer qu’elle a peut-être,
comme beaucoup de parutions westerns, et surtout dans les petits
formats pockets,
une origine transalpine : l’Italie étant alors un grand
fournisseur de western. Rappelons que l’époque ne citait que très
peu les auteurs de bande dessinée, et si on reprend ses classiques
des petits formats, il est bien difficile, sans encyclopédie et le
travail acharné de spécialistes (comme Gérard Thomassian, pour
n’en citer qu’un), de retrouver les noms de chacun. Partant donc
sur cette piste italienne, et essayant de trouver un Lupo
bianco quelque part, sur l’année 1956 ou juste avant, on
tombera assez facilement sur la référence « Lupo Bianco »
(« White Wolf ») : un comic
book créé par Ivo
Pavone avec des histoires écrites par Pier Carpi et publiées par
Geis Renzo Barbieri, mais cela est une fausse piste, qui ne
correspond en rien à ce que nous cherchons. L’encyclopedie.net de
Gérard Thomassian apporte cependant une piste plus intéressante en
citant, avec ces mots clefs, le petit format western Prairie
et son sommaire du n°
63 (01.06.1955) : dont le récit
italien « Loup blanc » (début) – trois planches (Il
Vittorioso n° 42
(18.10.1953) à 15 (11.4.1954) : Lupo Bianco – 38 pl.) –
Scénario de Renata De Barba
et dessins de
Renato Polese. Il
fournit de plus une image qui laisse peu de doute sur la ressemblance
avec les planches parues dans Spirou.
Il informe aussi et enfin de la présence de cette série dans un
autre pocket dénommé Classics
illustrated
où Loup
Blanc
paru dans les numéros 63 à 73 : (Lupo Bianco :
hebdomadaire Il Vittorioso), en précisant qu’il a aussi paru dans
Spirou.
Quant
à une recherche sur le fameux journal de BD italien Il
Vittorioso lui-même,
un petit tour sur son site très bien fait, avec l’accès à un PDF
détaillant les archives , confirme les 38 numéros de Lupo
Bianco
sur une parution du 18 octobre 1953 au 11 avril 1954 dans le journal.
Une influence "évidente" ?
Explorant les couvertures et l’intérieur de la revue, il est
assez étonnant de constater l’influence de l’Italie sur
la
bande dessinée franco belge au sein des journaux, puisque certaines
bandes ont été passées dans Spirou,
telles de rares Jacoviti (n° 698 au 720 en 1951), mais encore, de
voir la qualité de certaines couvertures, qui ont été aussi
reprises en Belgique et France. Par exemple celle « au
Rinocéros » du numéro de Spirou
941, du 06 avril 1954, reprenant celle d’Il
Vittorioso
#3, de 1954. Magnifique peinture, bien plus clinquante d’ailleurs
que celle éditée en Belgique et France. Gageons que les imprimeries
italiennes alors étaient autrement équipées. On se posera encore
la question de l’influence interalpine, à la vue de la couverture
du numéro #1 d’Il
Vittorioso,
par Jacovitti, (03 janvier 1954) qui semble « reprise »,
quelque peu à un certain Hergé, ayant produite la sienne en
octobre 1951 pour Tintin numéro 157 (et
elle-même déjà utilisée sur la couverture du Petit
Vingtième
en 1938).
On savait les
rapports
entre
l’Italie,
l’Angleterre et
la France au sein des
récits pockets, un peu moins peut-être celle au sein des journaux.
Éléments bibliographiques
Le dessinateur de bandes dessinées romain Renato Polese (27 avril 1924 - 9 mai 2014), a commencé à travailler dans le domaine de la bande dessinée à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ses premiers travaux ont été publiés dans les magazines italiens Giramondo et Il Vittorioso. En 1954, il se rend en Angleterre, où il travaille pour plusieurs éditeurs (Fleetway, Hulton, IPC), réalisant plusieurs genres, du western à la science-fiction. De retour en Italie, il commence à travailler sur La Storia del West avec Gino d'Antonio pour Bonelli (5 volumes L’histoire de l’ouest chez Clair de lune), et des livres illustrés dans la collection Collana Rodeo. Il a également illustré des séries comme Safari dans Il Vittorioso (script Claudio Nizzi) et Bella e Bronco. En 1970, il entame une longue collaboration avec Il Giornalino, tout en continuant à travailler pour le groupe britannique Fleetway. Pour Il Giornalino, il a travaillé sur de nombreuses séries jusqu'au début des années 1990, dont Babe Ford (avec Mario Basari), Pony Express (avec Gianni Caratelli), Mister Charade (avec Alfredo Castelli), Sheriff (avec Alberti), Angeli del West (avec Longi), Cheyenne (avec De Angelis), Susanna (avec D'Antonio) et quelques adaptations de Jules Verne. Toujours pour Bonelli, Polese a dessiné L'Uomo di Pechino dans la collection Un Uomo, un'Avventura (L’homme de Pekin, Christian Chalmin 1986). De plus, il a collaboré à des séries comme Ken Parker, Nick Raider et Zagor.
Quant au (à la) scénariste, l'hebdomadaire Il Vittorioso en 1953, en présentant sa collaboratrice, raconte à propos de Renata Gelardini, mariée à De Barba, qu’elle est une femme de détermination et de passion. « Sa devise », lit-on dans le texte, est : «il n'y a de repos qu'après avoir atteint le sommet».
Née en 1920, Renata Gelardini a signé un nombre impressionnant de scénarios, romans, textes scolaires, nouvelles et recueils de contes et légendes de différentes peuplades, et une série infinie d'éditoriaux pour les différents journaux avec lesquels elle a collaboré, dont les principaux : Il Giornalino et Il Vittorioso. Parmi ses multiples activités, on trouve également des traductions du français pour certaines histoires de la série Iznogoud d'Albert Uderzo & René Goscinny parues dans Il Messaggero dei Ragazzi dans les années 60 (les histoires parues dans les années 80 dans le magazine Pilote seront plutôt traduites par Tiziano Sclavi). Les informations la concernant sont rares, voire très rares, et quand elle doit parler de son travail, elle botte rapidement en touche, reportant l'attention sur les créateurs, souvent du plus haut niveau, avec lesquels elle a collaboré. Elle a beaucoup usé de pseudonymes, ce qui complexifie la recherche bibliographique. (De Barba ou des abréviations telles que Rengel, Erregi, Re Di Bi, Reny, voire H. Sitar, Gelbas ou Gerheart) et, dans un cas, on retrouve un « S. Gelardini », de son deuxième prénom : Sofia.
Gelardini, passionnée d'histoire et d'archéologie depuis toujours, montre une prédilection pour les thèmes et les décors historiques, pour les récits d'aventures et aussi pour les thèmes de science-fiction dont subsistent, malgré la vaste production, deux joyaux dessinés par César : Les pionniers de Vénus (1959) et Pirates des dunes rouges (1960). Elle ne dédaigne pas le genre western et est la première scénariste à apporter des thèmes sportifs à Il Vittorioso avec son Maglie Blue (sic !) de 1952. Caractère fort, amoureux des classiques de l'aventure comme les œuvres d'Alexandre Dumas et d'Emilio Salgari, elle a également proposé aux lecteurs des personnages féminins comme protagonistes, ce que la rédaction d'Il Vittorioso a accepté à contrecœur, mais qui s'est avéré être une ressource précieuse dans l'élargissement du cercle des lecteurs. Pour l'hebdomadaire Paolino elle créée, en plus d'Amar Singh, la série entre thriller et roman policier Dev Bardai, d'abord pour les pinceaux d'Antonio Sciotti puis ceux d'Otello Scarpelli.
Gelardini a également créé pour les excellents crayons de Ruggero Giovannini la série d’aventure Les loups blonds de la mer, située entre les fjords et les terres glacées de la Scandinavie, où l'histoire, les mythes et les légendes des anciens peuples nordiques sont abordés. Parmi ses collaborations, citons également celle de science-fiction Kriss Boyd, imaginée et réalisée graphiquement par Nevio Zeccara. Pour le Giornalino, Renata Gelardini aborde la réinterprétation en bande dessinée de la grande littérature, en commençant par les classiques : de Ben Hur de Lew Wallace à Silver Skates de Mary Mapes Dodge. De Emilio Salgari, elle réécrit en bandes dessinées Le corsaire noir, La reine des Caraïbes et Les mystères de la jungle noire, puis assure aussi les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, quelques histoires tirées des Mille et une nuits dessinées par Gino Gavioli et Quo Vadis ? par Henryk Sienkiewicz.
Particulier et savoureux : l'ouvrage sur les histoires du Père Brown de Gilbert Keith Chesterton avec les splendides créations graphiques de Lino Landolfi (qui l'avait déjà accompagné dans la réinterprétation des voyages de Gulliver) : 115 tableaux, raffinés tant dans l'écriture que dans le rendu graphique. Enfin, n’oublions pas l'épopée des mythes germaniques avec le Siegfried conçu par Alfredo Brasioli en 1980 et la collaboration avec Tommaso Mastrandrea pour l'écriture de Paulus, transformé en chef-d'œuvre par l'extraordinaire création graphique de Gianni De Luca, un ancien camarade de bandes dessinées pour lequel elle a écrit le splendide Cineromanzo sur la civilisation étrusque Rasena (publié dans Il Vittorioso du n. 52 de décembre 1955 au n. 17 d'avril 1956). Renata Gelardini est décédée en 2012, à l'âge vénérable de 92 ans. Une figure gigantesque de la bande dessinée italienne qu'il faut redécouvrir. Pour l'instant, avec la parution en volume de sa série Amar Singh, qui contribue à faire connaître, découvrir
ou redécouvrir son œuvre prolifique et de qualité, mais aussi avec la parution en 2020 par les éditions Vitt de l’album Lupo Bianco (enfin), (10€) https://www.ilvittorioso.it/index.php/acquista
Les éditions Allagalla ont également publié deux histoires dans Storie del West et une dans Ombre Selvagge. Un autre volume sera bientôt publié : la série de nouvelles du Père Brown, adaptée par Gelardini pour les dessins de Lino Landolfi et parue dans Il Giornalino.
Loup blanc se révèle être très bon western lorsque l'on y réfléchit bien, en comparaison avec d'autres bandes dessinées du genre, même si l’on est cependant un peu sceptique au début de la lecture, cela du en partie surement au dessin très classique, mais cela dit efficace de Renato Polese, le descriptif des indiens, aux costumes si traditionnellement éclatant qu’on les jurerait sortis tout droit d’une vitrine de musée, et sans doute aussi aux couleurs d'une autre époque, pourtant assez agréables. On notera d’ailleurs que si les pages de Spirou sont nettement inférieur en taille à celle d’Il Vittorioso (voir comparatif d’images), la qualité d’impression reste au rendez-vous. En fait, les amateurs de western classique au cinéma y retrouveront sans doute encore plus d'ingrédients faisant la saveur de ces années cinquante, tout de même la quintessence du genre sur grand écran. Néanmoins, ne nous y trompons pas : la qualité du scénario, basé sur une histoire sans doute vraie, issue des nombreux récits ayant émaillés ces longues années d'exploration de grands espaces, fonctionne parfaitement, d'autant plus que Renata De Barba sait alterner les ambiances et les points de vue. On passe ainsi des différents camps indiens aux préoccupations des colons, le tout dans une fluidité remarquable. Le simple fait de découvrir des noms et us et coutumes de tribus du Canada suffisant à lui seul à assurer un intérêt. Cela dit, les personnages sont très bien traités, et les drames se jouant sous nos yeux au fil de l'histoire assurent à chaque page le suspense nécessaire. Nul doute que cette série a du ravir un paquet d'enfants en 1956, attendant le dénouement de cette belle mais dramatique histoire familiale chaque jeudi dans Spirou. Une série à redécouvrir.
FG
Nb : Le texte consacré à Renata De Barba est traduit à partir d’un document de Stefano Gorla paru à l’origine dans un article complet initialement publié dans le volume Amar Singh (2019, Allagalla). Stefano Gorla est le directeur en charge de l’Area ragazzi du groupe de magazines San Paolo (https://www.g-web.it/) et ancien directeur de l'hebdomadaire Il Giornalino.
Les éléments bibliographiques de Renato Polese sont quant à eux adaptés des sites Lambiek.net et Bedetheque.
Autres sources :
http://www.encyclo-bd.fr/encyclocs/Imperia/prairie/prairie.html
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