Lorsque Ludovic Debeurme dévoile sa nouvelle mini série Epiphania en 2017, il est clair que cet auteur, parmi les plus intrigants et talentueux - au moins graphiquement - de sa génération, a débuté une œuvre qui marquera. Le premier tome est réussi, distillant une tonalité fantastique dans le propos et la forme, à laquelle on est assez habitué, bien que cette fois ci, comparé à ses précédents ouvrages, la longueur (plus de 100 pages) et le recourt systématique à des couleurs plus éclatantes, ainsi qu'un grand format cartonné, annonce une sorte de "renouveau". L'auteur avait semble t-il jusque là en effet plutôt réalisé des récits en One Shot, dans lesquels il délivrait des sortes de contes poétiques pour adultes, plutôt mélancoliques et mystérieux.
Là, avec ce récit de longue haleine, réalisé sur au moins quatre ans, il prend le temps de dérouler une histoire telle un état des lieux de sa pensée sur le monde actuel, en fin de cycle d'après lui. Car Epiphania est avant tout un pamphlet écologique. Se servant tout d'abord du préliminaire science-fictionnel prenant comme point de départ la chute de météorites apportant d'étranges naissance d'humains hybrides, vite concentrés dans des camps d'études et de "réadaptation", et ce synopsis fera grandement penser au comics Sweet Tooth de Jeff Lemire, débuté en 2009 et remis au goût du jour récemment sur une plateforme cinemaweb bien connue, celui-ci bifurque assez rapidement, dès le tome 2, vers une critique acerbe de notre monde. En effet, Debeurme, par le biais de son personnage central : le jeune hybride Koji, déplore la difficulté quasi insurmontable de communication entre sa race et celle des humains. Tandis qu'un combat s'opère dans le tome 2, entre la troupe menée par Pig, le chef, et les humains devant tous être exterminés, mais aussi entre Vespero,
l'hybride chauve souris, sorte de Dracula extrémiste prenant le pouvoir, et Koji, souhaitant la médiation, ce dernier va trouver l'amour avec la belle Bee, au sein même de cette bande d'extrémistes mis au ban de la société. La thématique du jusqu'au boutisme humain est déjà abordée, sous la forme des expérimentations barbares, du rejet des autres espèces, de la consommation de viande à outrance (qui sera d'ailleurs l'objet d'un empoisonnement terroriste). Le tome 3 concluant l'histoire, dénonce encore plus clairement les dérives humaines sur notre planète en invoquant d'autres monstres sortis de terre, et éradiquant plus systématiquement la race humaine, incapable de s'adapter en partageant les ressources.
Une des œuvres exposées à la galerie Martel en 2020
Ludovic Debeurme fait même appel à la culture japonaise du Kaïju, ces êtres géants représentants la colère de mère nature, afin de terminer un travail nécessaire et tandis que nulle trace (ou si peu) de l'être humain ne subsiste sur terre. Entre Koji (moisissure d’éléments nobles d’après le dictionnaire), et Kaïju, que le personnage central deviendra ensuite, il n’y a d’ailleurs qu’une fine frontière. Le récit évoque donc Godzilla, mêlé à la Guerre des mondes dans ce troisième tome, quoi que le fait de réapprendre à vivre ensemble, loin des ruines de l'ancienne civilisation puisse aussi évoquer quelque peu le Farenheit 451 de Ray Bradbury/ François Truffaut, d'autant que de feu, il est beaucoup question dans ce dernier tome. L'amour l'emportera, heureusement, mais à un prix relativement élevé, et le message de l'auteur, écrit avec des phrases au ton juste, chargées d'émotion, entourant ses cases de toute beauté, termine d'assurer à cet Epiphania un statut de très belle œuvre, et à son auteur celui d'auteur majeur.
A ranger aux côtés de Aama, Sweet Tooth, Lupus, Le Tribut...
FG
Epiphania T 1, 2 et 3 par Ludovic Debeurme
Éditions Casterman 2017-2019