jeudi 18 mai 2023

« J.G is back »  ou : « l’ascension de Jérôme ». (An Egoscopic Tale).

C'est lors du dernier festival BD d'Angoulême, où j'étais en mission avec d'autres collègues pour le site Planète BD que, me rendant pour une pause dans la salle de presse de l'hôtel de ville, je me suis assis à une table occupée par un quinqua comme moi. Il faut dire que les places (en carton Raja) sont chères à cet endroit, convoité pour les diverses interviews d'auteurs. Après que nous nous nous soyons présentés mutuellement, ce gentil petit bonhomme à Lunettes m'a sorti quelques ouvrages dont il était responsable, comme éditeur et scénariste-dessinateur. 

Lui, c'est Jérôme Gorgeot, journaliste en Haute Marne durant treize ans, avant d'exercer en politique, tout en pratiquant sa passion. Laquelle ? : la bande-dessinée indépendante et l'autobiographie, plus particulièrement, pour lequel il a créé en 1997 le fanzine personnel Gorgeous comix. Il écrit aussi des pièces de théâtre (dont Jésus Is Back, joué entre autre dans sa version courte en 1994 à Chaumont, puis, dans une version rallongée (d’une heure) en mars 2019 sur la scène de Nantheuil  (Dordogne), par la troupe des Chatignols, mis en scène par Albert Verhees. Sans parler de la version courte jouée aussi en juin 2019 à Nice, par les élèves de l’atelier de Numas sadoul lui-même. Il s’agit d’un petit bijou de drôlerie, certes peu respectueux de Dieu, Jésus et des femmes, mais tout cela est traité avec un troisième degré et un humour potache réjouissants.

Quant au fanzine Gorgeous comix, il est de belle facture et a été suivi en 2012 d'un collectif : Egoscopic, édité par l'association FGH (les copains David Foissard, Jérôme Gorgeot, Olivier Husson).

Il s'agit d'un petit format couleur dos carré d'une centaine de pages pour lequel une vingtaine de numéros a paru, aux côtés d'une poignée de petits comix, dont Allergies de Jean-Pierre Dufour, un ami de longue date. Jérôme m'a gentiment offert le numéro 17, paru en 2020, en plein COVID. Du beau travail, sur papier couché brillant où se croisent d'élégants auteurs et autrices - abordant leurs angoisses et analyses philosophique à hauteur d'homme et de femme de cet épisode inédit - dont des noms bien connus du fanzinat et de la Small Press, tels : Big Ben, BSK, Placid, JP Jennequin… Un bon collectif, très professionnel, agréable à lire, qui vous donnera l'occasion de découvrir une facette du vivier actuel de la bande dessinée autobiographique sous ses plus beaux atouts. Je recommande même l'abonnement à toute bibliothèque qui aurait un petit budget.


Pour peu que l’on s’intéresse à la bande dessinée alternative, autobiographique et que l’on fréquente les réseaux sociaux un tant soit peu culturels du web, Jérôme Gorgeot est un incontournable. Où que l’on aille, on tombera toujours sur lui.  Un peu comme (son) Dieu finalement ?*

FG


Contact et renseignements, commandes d’Egoscopic :
https://egoscopic.blogspot.com/p/commander-nos-autres-livres.html?m=1

 (*) Allusion à la pièce de théâtre ci-dessus citée. 

Photo Jérôme Gorgeot : ©Franck Guigue

lundi 15 mai 2023

Kim : le comix est de retour chez Cornélius !

Les éditions Cornélius ont débuté il y a trente ans, avec entre autre des petits comics à la couverture sérigraphiée devenus collectors depuis. On se souvient de Mune comix de JC menu, d’Approximate Continuum comix de Lewis Trondheim, du Nain jaune de David B, les aventures d'Ossour Hyrsidoux de Joan Sfar, puis du Mitchum de Blutch…

Aujourd’hui, souhaitant renouer avec l’aspect improvisation et liberté des débuts, voilà une nouvelle collection 17x24 cm.
Celle-ci se nomme Kim et présente quatre titres paraissant en librairie le 18 mai.


1 Caprices de Charles Burns

On est habitué des délires graphiques influencés par les années cinquante de l’auteur américain de Big Baby, de El Borbah, Black Hole, et plus récemment, la trilogie Toxic. Dans ce dernier opus, il nous a proposé, ainsi surtout que dans le hors série Vortex (2016) des dessins de couvertures fictives de comics étranges, semblant tout droit venus d’âges anciens japonais, voire vietnamiens. Fan de ces années-là et de toute cette culture Z et underground, voilà qu’il profite de cette mini collection pour récidiver avec un 32 pages couleur bourré d’une nouvelle cuvée d’images similaires inédites. So Charming ! Autant dire que les fans ont intérêt à ne pas faire la fine bouche trop longtemps !





2 Anti reflux de David Amram

Ce 32 pages en noir et blanc déroule une histoire principale étrange mettant en scène (l’auteur?) venant visiter sa mère dans la maison familiale où elle vit seule. Le quartier est entouré de dealers et le visiteur s’en offusque et panique, tandis que la dame âgée n’y prête pas d’attention. Un angoissant et délirant scénario très parlant, dessiné avec un style underground très fanzine. Quelques planches interludes d’humour plus potache sont insérées au travers du comix. Intriguant et attachant.









3 Supers d’Hugues Micol

Hugues Micol a déjà donné à voir son pouvoir graphique à la gouache et l’aquarelle sur des couvertures ou dans les ouvrages Providence (collection Blaise, Cornélius) et Whisky (idem, 2018).

Ici, il détourne, ou plutôt offre sa vision détournée des super héros de comics Marvel et DC, en les montrant exagérés, arrondis, et dans un style art brut très coloré qu’on lui connaît désormais. Ce petit comix est une véritable galerie d’art en direction de la culture Pop et il y a fort à parier qu’il va vite trouver preneur.


4 Collectif (n°0)

Cet ouvrage collectif et collector, pensé comme le numéro zéro de la collection, est offert en librairie pour l'achat de Caprice, Anti reflux et Supers. Il regroupe des bandes dessinées et des illustrations inédites d'auteurs et d'autrices qui seront publiés dans cette collection. Avec la participation de David Amram, Charles Burns, JL Capron, Nicole Claveloux, Antoine Cossé, Henri Crabières, Robert Crumb, Ludovic Debeurme, Jérôme Dubois, Simon Ecary, Antoine Maillard, Hugues Micol, Delphine Panique et Simon Roussin.

Extrait Jérôme Dubois


Pour fêter l'arrivée de Kim, l’éditeur convie ses lecteurs le mardi 23 mai à 18h à la galerie Arts Factory pour une soirée de lancement et le vernissage de l'exposition "Supers" qui présentera des originaux tirés de l'ouvrage d'Hugues Micol (et plusieurs inédits). L'exposition sera visible jusqu'au samedi 24 juin.

© Charles Burns / Cornélius 2023



lundi 8 mai 2023

Contrition : noire est la peine...

Fabuleux thriller traitant de pédophilie, ce Contrition est une réussite totale.

27 mars 2008 : Contrition village, comté de Palm Beach, Floride. A 03h16 du matin, Marcia, journaliste au journal local est réveillée par un contact dans la police. Un homme vient d'être retrouvé en train de se consumer dans sa maison. Il s'agirait de Christian Nowak, un des résidents de ce lotissement un peu particulier. En effet, le chapitre 75 section 210 des statuts de la Floride interdit à toute personne condamnée pour certains délits sexuels de vivre à moins de 1000 pieds d'une école, une crèche, parc ou cour de récréation. Cette règle au delà de la discrimination empêchant grandement toute forme de réinsertion, amène au contraire certains propriétaires à rassembler ces criminels en repentance (à qui on impose par ce biais la contrition), dans des zones défavorisées. ...Christian Nowak, s'il s'agit bien de lui, s'est-il suicidé, et pourquoi ?

La couverture annonce avec force le propos : un homme à l'air affable mais dont l'apparence correspond aux standards des caractéristiques du serial killer "monsieur tout le monde", bien calé dans un fauteuil, est installé dehors devant sa maisonnette. Quinqua bien portant, au crâne légèrement dégarni, bordé d'une chevelure frisée, au regard caché par le reflet de petites lunettes rondes, les jambes croisées, la cigarette dans une main. Devant lui : un panneau officiel signalant l'arrêté stipulant qu'il est un "prédateur sexuel confirmé et qu'il vit ici". Le dessin est noir, frotté tel de la carte à gratter, instaurant une atmosphère inquiétante.
Carlos Portella, surtout connu en France pour des récits de Sword and fantasy matinés de sf, (les Hérésiarques avec Das Pastoras et Gorka avec Iglesias et San Julian ; non traduit), nous a déjà habitué à une appétence pour la violence sous-jacente, presque étouffée. Plutôt impliqué dans le milieu audio visuel avec de nombreuses émissions ou  scripts pour des séries télévisées telles Las chicas del cable, Velvet collection, Hierro, Bajo Sospecha, Padre Saczres ou Matzlobos, il est aussi directeur adjoint du festival de bande dessinée Vinetas Desde o Atlantico, à la Corogne. Dans Contrition, il écrit un scénario tendu, quasi documentaire, au suspens et aux ambiances maîtrisés, réalisant un excellent thriller qu'on ne lâche à aucun moment, nous emmenant au cœur des problématiques que soulèvent ce genre de crimes. Il analyse finement le devant et l'envers du décor, arrivant à  instaurer une émotion palpable.

Le dessin de Keko - plusieurs fois primé de son côté pour la série Moi... avec Antonio Altarrriba, chez le même éditeur - à la fois réaliste et "souffreux", entendez : réalisé avec une mine de charbon aiguisée, tout en parties ombrées, hachurées et aux faces cachées, instaure le malaise nécessaire au suivi de ce fait divers glauque. L'auteur narre son histoire grâce à une belle figure de style, par le biais de Marcia, journaliste et héroïne du quotidien, ayant réussi à rassembler tous les éléments du puzzle et à résoudre l'enquête que personne ne voulait mener. Dialogues, mise en page, dessin, tout est au top dans ce qu'il faut bien reconnaître comme étant un chef d’œuvre de narration graphique. Bravo.

FG
 

Contrition par Carlos Portella et Keko
Éditions Denoël Graphic (25 €) - ISBN : 9782207169452


dimanche 7 mai 2023

Une Argentine réveillée par les éditions Ilatina : interview de Rodulfo Santullo et Carlos Aon

A Angoulême pour leur dernier album en commun : le Dormeur, aux éditions Ilatina, dans la collection Via Libre, ces deux auteurs sud américains ont répondu avec une grande gentillesse à mes questions pour le site Planete BD.

Rodulfo, en 2015, on vous a découvert en France avec Dingue, aux Humanoides associé. Un album d’anticipation pas si éloigné de nous, avec une épidémie de Dingue sous couvert de polar. Far South était un polar, et Quarante cercueils revisitait quelque peu le mythe de Dracula ; tandis qu’avec le Dormeur, vous êtes à nouveau dans la science-fiction, mais là encore, pas si éloigné de nous dans le côté post apocalyptique et « Mad max ». Ce thème de la fin du monde ou des crises est-il un thème qui vous inspire plus que d’autres ?

Rodulfo Santullo : Je pense que le genre SF est un genre que j’aime pratiquer. Tout comme l’horreur. La science fiction Post apocalyptique est un domaine très riche à travailler. Avec Carlos, nous n’avions jamais travaillé ensemble jusqu’à Sleeper et nous avons discuté de ce que nous voulions faire. Or ce genre en mixant d’autres, on l’a choisi. Comme d’autres livres que j’ai déjà fait, j’ai voulu écrire celui-ci avec une vue latino-américaine.
 
Photo : © Franck Guigue, pour PlaneteBD
 
 
Qu’entends-tu par « vue Latino américaine » ?
Rodulfo Santullo : C’est difficile d’exprimer ça en anglais. Tous les dix ans nous avons des crises économiques et sociales, aussi, on connaît bien cela. Tout ça donne des expériences pour réaliser des choses différentes, comme nos personnages.



Quelles sont les œuvres, films ou livres (voire comics ? ) qui vous ont le plus marquées ?
Rodulfo Santullo : J’aime beaucoup le travail d’auteurs polar tels : Raymond Chandler, Dashiell Hammet, Patricia Mac Donald...Et en Science-fiction, des noms comme Asimov, Bradbury, Frederic Brown bien sûr. Quant aux comics, on a grandi en Argentine ; aussi : Hector German Oesterheld, Carlos Trillo...J’ai grandi avec tout ceux-ci et cela m’a fait devenir l’auteur que je suis devenu.



Carlos, en 2018, vous avez participé à l’album de Lovecraft scénarisé par Alex Nikolavitch, reprenant un peu du principe de fiction documentaire du Lovecraft de Breccia et Keith Giffen. Connaissiez-vous cet ouvrage ?

Carlos Aon : Non, je ne l’ai pas lu. J’ai effectivement travaillé avec Nikolavotch, j’avais fait les encrages, mais ce n’était pas le premier album que j’ai publié, le précédent est assez peu connu, chez un petit éditeur en 2002. C’était au sujet de la crise de 2001 en Argentine, avec toutes les révoltes liées. Il s’agissait d’un collectif.

Comment ce projet vous est-il parvenu et quels avaient été vos précédents travaux ?
Carlos Aon : En Argentine ça a été un des premiers ; je fait partie avec d’autres auteurs d’un label indépendant appelé La Productora, parce que dans les années 90 les gros éditeurs ont disparu en Argentine. Au début des années deux mille on a donc commencé à publier, d’abord sous forme de fanzines puis assez rapidement de manière plus élaborée et mieux imprimée. On publie entre 500 et 2000 exemplaires selon les titres. On adore la bande dessinée, aussi, on le fait avec beaucoup d’amour et de passion (et peu d’argent). Ah ah !


Des productions ©La Productora


L’album Venise avec Alejandro Farias est un projet qui a été publié en Argentine, j’imagine, avant d’être proposé en France ? Comment vous êtes-vous rencontrés et comment cet ouvrage a atterri chez Michel Lafont ?

Carlos Aon : Venice est une adaptation d’une pièce de théâtre de l’auteur très connu : Jorge Accame. Il faisait partie d’une collection de différentes adaptations. Il y a trois ans, on a apporté des livres à Angoulême aux éditions Michel Laffont et ils ont décidé de le publier. Thomas (Dassance, éditeur Ilatina ndlr) a réalisé la traduction. On le connaissait déjà, puisqu’il a vécu 20 ans en Argentine.

Rodulfo, vous êtes Uruguyen d’origine mexicaine apparemment. Comment les relations avec des auteurs argentins se sont-elles concrétisées ?

Rodulfo Santullo : Toutes les choses que Carlos a dit à propos de l’Argentine et de l’édition n’existent pas en Urugay. Aussi, si vous voulez faire du comics, vous essayez différents trucs. Or, venir en Argentine est assez facile ; en deux heures de bateau, on traverse le fleuve. Aussi je suis venu une première fois en l’an 2000 à l’occasion d’un festival appelé Hacienda. C’est là que j’ai rencontré Carlos et la Productora et de nombreux autres collègues, devenus amis. Deux ou trois ans après, j’ai commencé à travailler avec certains de ces nouveaux amis, comme Jok qui faisait partie de la Productora, Et une chose en entrainant une autre, et bien 20 ans après, la plupart des travaux que je mène, je les mène avec des artistes argentins.


Dans Far South, vous situez votre polar dans la Pampa. C’est un endroit qui semble inspirer pas mal les auteurs hispanophones. Quelles relations avez-vous personnellement avec cet endroit ?

Rodulfo Santullo : Personnellement, je n’ai jamais été dans la Pampa. Mais cet endroit a un côté un peu mythologique, non ? Et il est très adapté à s’y faire dérouler des histoires. Dans Far South, j’ai mixé l’univers des gauchos, du polar et du western. Tout cela ensemble, et avec encore, cette vue latino américaine. Concernant la documentation, il n’y en a pas besoin tant que ça. C’est de la fiction et on est dans des ambiances. Là bas, il n’y a aucun relief, tout est plat et on voit l’horizon à perte de vue. Les seules choses que l’on voit ce sont des vaches. Elles ont été introduites ici il y a 500 ans, pour l’élevage.

Ce qui explique en partie la disparition des indiens autochtones !?
Rodulfo Santullo : Tous n’ont pas disparu. Il y a eu pas mal de mixité entre les espagnols et les populations locales. C’est la réalité de notre pays.

Carlos, dans le Dormeur, votre dessin évoque pas mal une certaine idée de la bande dessinée européenne voire française alternative. Je pense par exemple au stéphanois Aurélien Maury. En connaissez-vous quelques unes et sinon, quelles sont vos références en termes de bande dessinée ou de comics ?


Carlos Aon : Non. On a fait ça il y a huit ans ; Ma principale inspiration a été Horacio Lalia qui était élève d’Alberto Breccia ; J’ai une relation privilégiée avec ce style. J’ai beaucoup de l’école argentine dans mon Background et mon travail, et j’aime beaucoup l’informatique. Je mixe beaucoup les deux techniques : classique et informatique. J’utilise l’ordinateur depuis les années 2000. Je travaille sur papier et je scanne mes travaux que j’assemble ensuite. Je réalise les dessins, puis l’encrage et les couleur sur l’ordinateur. Dans the Sleeper, je voulais donner un aspect un peu Vintage genre vieux Atari.

Est-ce que la question de posséder ou non des originaux est importante pour vous ?
Carlos Aon : J’ai quelques originaux, mais je considère que l’original est le livre. Je m’en fiche un peu d’avoir ou pas des planches originales à proposer. Dans Sleeper, j’ai travaillé avec l’ordinateur pour avoir un look un peu Cyber punk, pour contraster avec la thématique Post-apocalyptique.

J’ai beaucoup aimé votre travail sur les lumières et les ombres, qui apporte beaucoup à votre trait déjà très agréable.
Carlos Aon : On en a parlé. Pour moi, il s’agit de l’école classique argentine : Breccia, Munoz...


Pour finir, je voulais encore vous féliciter tous les deux pour ce roman graphique très réussi, qui instaure un suspense dés le départ, nous embarquant jusqu’à la fin avec délectation, mais surtout, développe un ton mixant agréablement l’univers post apocalyptique souvent très violent avec des relation humaines relativement apaisées. De fait, les « Mad Max » ne sont vus que de loin et la violence interne à ce huit clos ne dépasse jamais certaines limites ; tout en dénonçant quelque chose. C’est du grand art. De fait, on aimerait à nouveau vous lire sur un autre récit. Auriez-vous un autre projet en commun, à tout hasard ?
 
Rodulfo Santullo : On a quelques idées, pour faire une seconde parie de The Sleeper, en gardant certains personnages, pour voir ce qui va se passer ensuite.

Super. Au plaisir donc. Merci beaucoup.
 
FG
 
 

samedi 6 mai 2023

Interview Romane Granger et Valentin Giulli : tout sauf Réalistes !?

Romane Granger et Valentin Giullli font partie des derniers jeunes auteurs à avoir été accueillis au sein des non moins jeunes éditions Réalistes fondées en 2019 par Ugo Bienvenu, Charles Ameline, et Cédric Kpannou. Ils étaient présents à Angoulême ce début d’année afin de présenter leur petits ouvrages 107 x 148 mm à rabats, typiques de la collection N2. Interview pour PlaneteBD.

 

Photo © Franck Guigue, pour PlaneteBD

Bonjour à tous les deux. Merci de me consacrer ce temps pour PlaneteBD. On va commencer par Romane si vous voulez bien, et puis on alternera en fonction. Romane, tu travailles habituellement dans le milieu du dessin animé et as suivi un cursus de graphisme, mais pas spécialement en bande dessinée. Comment es-tu venue à travailler sur ce roman graphique ? Et cela s’est-il fait en parallèle de ton travail habituel, ou as-tu bénéficié d’une « pause » pour cela ?

Romane Granger : non, c’est ça. Ma première formation après le bac était un BTS en Design graphique, même orienté en publicité. Comme j’adorais dessiner, le rêve ultime était de faire de la BD et des films, mais il fallait bien manger. Après, j’ai pu entrer en équivalence aux Arts décoratifs de Paris, option cinéma d’animation (quatre ans), et c’est lors de ma dernière année, qu’Ugo Bienvenu m’a contacté sur Instagram (on a des amis en commun) et m’a proposé de les rejoindre aux éditions Réalistes.

Tu étais sur d’autres travaux et tu as fait une pause ?
Romane Granger : je suis sorti de l’école et ai commencé à réfléchir à une BD. Ce qui est bien dans l’animation, c’est que lorsque l’on a fait nos heures, on touche notre chômage. C’est ce qui m’a permis de travailler sur ce projet.

Et pourquoi pas un film ?
Romane Granger : j’avais déjà l’histoire en tête effectivement mais lorsque Ugo m’a proposé un album… Et puis en termes de budget, c’est une autre problématique.

Ta narration et le sujet de l’histoire sont très maîtrisés et avec un confort de lecture très appréciable, avec une ambiance fantastique ou en tous cas limite surnaturelle, sur laquelle tu joues d’ailleurs. Est-ce que la narration graphique t’as posé un quelconque problème, comparé à tes travaux habituels, ou cela s’est-il fait assez naturellement ? Et cette appétence pour la bande dessinée vient d’où ?

Romane Granger : si j’aime beaucoup la BD, c’est surtout depuis petite le fait de raconter des histoires, mais le découpage a été un peu... difficile. Je me suis posé beaucoup de questions. Je n’avais jamais fait aucune planche. J’en ai profité pour relire l’Art invisible de Scott Mc Cloud, une référence dans le domaine.

Comment travailles-tu ?
Romane Granger : je commence à faire un brouillon sur carnet et après je passe très vite sur ordinateur. Je m’étais posé la question d’un travail plus classique, mais j’ai préféré faire ce que je maîtrise le plus.

La collection des éditions Réalistes est-elle contraignante ou au contraire, t’es-tu retrouvée assez facilement dans ce genre de maquette ?
Romane Granger : Justement, sur ce que l’on disait au sujet de n’avoir jamais fait de BD. Le fait que ce soit un petit format, je me suis vite orienté sur les deux cases par page.

Charles Ameline : c’est marrant parce qu’en fait, à plusieurs moments, elle s’émancipe de ça. Au fur et à mesure, elle s’approprie le format, le code.

Romane Granger : oui, et dés le début je me suis dit, il faut tout de même jouer avec l’objet. Donc au milieu du livre, toutes les cases se font aspirer.

N’est-ce pas le propre de la ligne éditorial des éditions Réalistes que d’aller chercher des jeunes diplômés, qui amènent de la bande dessinée là où on ne l’attendait pas ?
Romane Granger : en tous cas cela donne l’opportunité à de jeunes auteurs de faire de la bande dessinée, sinon, je n’y serais sans doute pas venu.

Valentin Giulli : moi non plus !

Charles Ameline : Pour le coup, le format aide. Contraignant mais moins intimidant. Cela limite les choix.

L’acheteur aussi s’engage moins, non ?
Charles Ameline : pour le coup c’était un truc complètement volontaire. C’est une petite collection qui coûte moins cher, donc populaire, et aussi de se dire « je ne connais pas Romane Granger, mais j’aime bien Ugo Bienvenu, donc, c’est un livre que je peux tester. Une sorte de collection découverte. Comme Pattes de mouche chez l’Association.

Ou BN2 et Sous Bock chez Jarjille !
Charles Ameline : souvent chez les animateurs, ceux-ci ont été tellement formés à copier, qu’ils ont du mal à trouver leur propre voie. Et là, on est plutôt satisfait.


Le choix des couleurs a t-il été entièrement le tiens ?
Romane Granger : il me semble que lorsqu’Ugo m’a fait la proposition, il m’a tout de suite demandé à utiliser de la couleur, parce qu’il aimait bien mes travaux. Le orange/rouge un peu fort évoque l’oubli en l’occurence, ici.

Pour revenir sur l’aspect fantastique, on sent assez nettement une construction en deux partie dans le récit, avec tout d’abord une enquête partant vers le glauque, ou l’horreur ; on s’attend d’ailleurs à des choses un peu horribles… Comment cette idée de perles gérant les souvenirs t’est-elle venue ?

Romane Granger : En fait, ça vient d’une anecdote personnelle. Ca va paraître un peu bizarre. Depuis que je suis petite, j’ai moi-même une formule magique que je pratique. J’ai l’impression que des gens regardent le film de ma vie en continu, et j’ai envie de faire des Cuts (les moments pas sympa) et j’ai cette formule. Je pensais depuis des années à le faire en histoire. Et peut-être qu’un jour, quelqu’un me dirait « ah, moi aussi je fait ça !? ». Ca, ça concerne la formule « Erazed Erazed », mais concernant les perles, c’est venu pendant l’écriture du livre. Pouvoir retrouver les souvenirs sous forme physique... une sorte d’huitre.

Charles Ameline : cette idée venue en cours a influencé la figure du cercle, le fait de ressasser...

Combien de temps as-tu mis pour élaborer le livre ?
Romane Granger : Deux ans. En travaillant à côté. Et vraiment - seulement le dessin - entre cinq et six mois. Le matin je faisais les brouillons dans le métro, le soir les clean à l’ordinateur, le weekend aussi, et durant les périodes de chômage, j’étais aussi à fond dessus.

L’histoire bascule ensuite sur une sorte de dénonciation bien plus « réaliste » au final, posant certaines questions. On reste d’ailleurs un peu estomaqué et choqué à la toute fin. Peux-tu nous en dire un peu plus sur le sujet de fond de cette conclusion, au-delà de la thématique sur les sectes, pour lequel on embarque au départ ?

Romane Granger : sur la thématique principale je me suis un peu posé la question. Le vrai thème, c’est le traumatisme que l’on peut subir dans l’enfance. On comprend à demi mot d’ailleurs que là, il s’agit d’inceste, mais je ne voulais pas que ce soit trop évident afin que chacun puisse y mettre un peu ce qu’il veut, son propre traumatisme. Et la construction de l’identité lorsque la mémoire est remise en question. Lorsque j’ai fait les premières planches, je ne savais pas moi-même ce qu’il y avait dans le coffre. La première version était plus coutre et les questions n’étaient pas toutes résolues. On a eu de longues discussions. Ce qui m’a beaucoup débloqué sur la fin c’est le Pardon de Vladimir Jankelevitch. C’est un livre qu’il a écrit au moment où les crimes nazis allaient tomber dans l’imprescriptibilité. Il parle de comment la mémoire peu créer un pardon qui n’est pas voulu. Et ca m’a beaucoup inspirée.

Quels sont les premiers retours ?
Romane Granger : il est sorti il n’y pas assez longtemps. J’ai eu quelques messages sur Instagram qui m’ont dit qu’ils avaient été touchés.

Charles Ameline : les premiers retours de libraires, comme Aapoum Bapoum disaient que le propos devenait « vénéneux ». J’ai trouvé ça intéressant.

Ca ne met pas la pression pour la suite ?
Romane Granger : je commence déjà à réfléchir à une prochaine BD dans un coin de ma tête.


Valentin, tu as indiqué dans le dossier de presse aimer les contes ; mais je suis surpris que l’on n’y évoque pas Alice au pays des merveilles, car c’est à celui-ci que j’ai assez vite pensé en lisant ton livre. Sans doute cette course effrénée, sans réel but. J’imagine que c’est une histoire qui t’as marquée aussi ?

Valentin Giulli : en fait, j’en ai pas parlé mais ça m’a beaucoup inspiré, et encore plus le Magicien d’Oz. Le passage dans un univers fantastique. Je me suis dis : « ah, ça serait amusant lorsque le lecteur rentre dans le livre, que l’on comprenne que c’est quelqu’un qui va se plonger dans un monde devenant de plus en plus fantastique ». J’aimais bien aussi l’idée de paysages assez inquiétants.

J’avoue avoir été quelque peu déstabilisé à la fin, ne m’attendant pas vraiment à cette conclusion quelque peu ouverte, et assez abrupte. Avais-tu un synopsis très établi, ou l’improvisation, à laquelle tu fais allusion vis à vis du jazz, t’a t-elle surtout conduite ?
Valentin Giulli : alors ça m’intéressait de terminer sur quelques chose comme ça. C’est vrai que je me suis un peu laissé embarquer tout de même et les personnages m’évoquaient des idées. Aussi, au fil du cheminement, je me suis dit que c’était plus intéressant que le lecteur soit un peu déstabilisé. Je me demandais jusqu’où la ligne droite pouvait aller…

Charles Ameline : ce qui est bizarre, c’est que c’est une propre translation du parcours de Valentin. Ce que Sarah voit c’est ce que l’auteur voit, et la conclusion, « quel est le sens de ce voyage ? », c’est la conclusion : « j’ai fait cette bande dessinée ! »

Valentin Giulli : les choses sont venues comme ça et cela m’a permis de mettre au clair de ce que je pouvais me permettre de faire. L’univers que j’ai essayé d’ouvrir (les contes, la science-fiction, la fantasy, le fantastique…) qu’est-ce que j’en retirerai ? Cela va beaucoup m’aider pour la suite.


Tu parles dans la brochure de présentation de ta technique au stylo, sans crayonné la plupart du temps. J’aime beaucoup surtout les première pages introductives ou le blanc se marie à merveille avec les petites zones hachurées. C’est assez peu vu et vraiment séduisant. Cela dit, on apprécie la richesse des différentes techniques, et cela donne encore davantage d’éclat au superbes cases façon gravure comme la page 17, une des premières où l’héroïne pénètre les bois et tombe sur les chasseurs, ou encore les vues de grottes ou de rochers, avant les superbes chevaliers (page 52) et la magnifique planche monstrueuse page 58, qui explose les rétines. Cela m’évoque à la fois Gal (Les armées du conquérant, en faisant référence aux chevaliers, mais aussi Max Cabanes par certains aspects, surtout dans ses vieux travaux noirs et blancs. Je pense aussi un peu aux étranges univers du canard JuanAlberto de José Roosevelt. Connais-tu ces artistes et leurs œuvres ?

Valentin Giulli : alors, je ne connais pas les deux dernières.. C’est assez intéressant ; les espace sous terrains c’est assez fascinant. Les grottes, c’est un environnement en trois dimensions, ça m’évoque un passage dans Kirikou, où il s’enfonce et tombe sur une bête. Michel Ocelot, le conte.. J’aime aussi beaucoup Gustave Doré : la Divine comédie. Ca m’a beaucoup inspiré sur un passage. En mangas, aussi Kenji Mizuchi ou Yoshiharu Tsuge. Je me suis beaucoup amusé en hachurant et en recherchant des textures de reliefs.

Charles Ameline : ces auteurs ont les mêmes références je pense ; tous fascinés par la gravure.


L’univers des chevaliers semble aussi assez mêlé aux univers de science-fiction, avec le goût pour des appareils et cuirasse ou vaisseaux et architectures biscornus. Finalement, on sent une envie de dessiner plein de choses, de l’organique et du métal, différentes matières.. Peut-on dire que cet Horizons magnétiques est une sorte de laboratoire pour toi ?
Valentin Giulli : Vis à vis de l’animation ça permet de chercher des choses un peu différentes ; c’est plus simple de coucher des idées plus détaillées. Ce qui m’intéressait c’était l’intrusion de choses fantasmatiques ; il y a par exemple une ville avec des têtes d’oiseaux. Et le côté limite comme de gros instruments de musique et organiques.

N’est-on un peu dans Druillet, là ?

Valentin Giulli : c’est vrai qu’il y a des trucs assez impressionnant dans cet artiste ; j’en ai surtout lu lorsque j’étais adolescent. Je n’ai pas connu trop tôt.

Pour finir, j’ai été intrigué par ta recommandation musicale de l’album Flamin’Swords de Fievel is Glauque, que je connaissais pas du tout, et j’avoue que c’est excellent. Comment as-tu connu ce groupe, et quels sont les éventuels autres recommandations discographiques que tu pourrais nous faire ?

Valentin Giulli : je l’ai connu grâce à un partage sur Instagram. Le compte était dithyrambique sur cet album, et j’aime bien aussi la pochette. Cela créé un univers autour de la musique. Je conseille aussi un album de Tigran Hamasyan, un pianiste. Très mélodieux, très jazz et en même temps un peu mystique, mystérieux.

Et la scène Jazz plus classique ?

Valentin Giulli : j’aime beaucoup aussi : Bill Evans, Miles Davis, Coltrane ; j’en avais un peu joué au piano d’ailleurs.

Romane, as-tu aussi un style de musique particulier qui t’aide éventuellement à créer ?
Et une ou des recommandations ?

Romane Granger : on a tous les deux fait des playlist pour nos albums. Car on est dans une espèce de frustration, créant en silence. Les deux univers sont un peu aux opposés… Cela dit, oui, j’ai aussi une playlist qui m’a accompagné, mais je suis un peu obsessive et parfois je passe le même morceau plusieurs fois, ah ah.

Charles Ameline : on a fait un livre qui s’appelle Mallavale, (Ugo Bienvenu et Josselin Facon ) dans lequel une bande originale est associée par le biais d’un QR code. Il s’agit des compositeurs World Brain & Musique Chienne.

Merci à tous les trois.

FG 

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