lundi 28 juin 2021

Epiphania par Ludovic Debeurme : une flambée royale.

Il est des auteurs français qui laissent une marque indélébile dans le paysage de la bande-dessinée, et de la littérature graphique plus largement. Des œuvres telles ce roman graphique de Ludovic Debeurme, parue sous forme de trois tomes cartonnés méritant d’être dégustées, puis chroniquées après avoir pris un certain recul. Si une mini série telle le Roi des mouches de Pirus et Mezzo, clairement Influencée par l'univers comics d'un auteur comme Charles Burns a pu marquer le milieu des années 2000, Epiphania développe un univers graphique davantage marqué par l’Europe, bien que des références américaines alternatives ou japonaises s'échappent sans trop de retenue des cases.Voyage en Epiphanie, la venue des rois mages...

Lorsque Ludovic Debeurme dévoile sa nouvelle mini série Epiphania en 2017, il est clair que cet auteur, parmi les plus intrigants et talentueux -  au moins graphiquement - de sa génération, a débuté une œuvre qui marquera. Le premier tome est réussi, distillant une tonalité fantastique dans le propos et la forme, à laquelle on est assez habitué, bien que cette fois ci, comparé à ses précédents ouvrages, la longueur (plus de 100 pages) et le recourt systématique à des couleurs plus éclatantes, ainsi qu'un grand format cartonné, annonce une sorte de "renouveau". L'auteur avait semble t-il jusque là en effet plutôt réalisé des récits en One Shot, dans lesquels il délivrait des sortes de contes poétiques pour adultes, plutôt mélancoliques et mystérieux.
Là, avec ce récit de longue haleine, réalisé sur au moins quatre ans, il prend le temps de dérouler une histoire telle un état des lieux de sa pensée sur le monde actuel, en fin de cycle d'après lui. Car Epiphania est avant tout un pamphlet écologique. Se servant tout d'abord du préliminaire science-fictionnel prenant comme point de départ la chute de météorites apportant d'étranges naissance d'humains hybrides, vite concentrés dans des camps d'études et de "réadaptation", et ce synopsis fera grandement penser au comics Sweet Tooth de Jeff Lemire, débuté en 2009 et remis au goût du jour récemment sur une plateforme cinemaweb bien connue, celui-ci bifurque assez rapidement, dès le tome 2, vers une critique acerbe de notre monde. En effet, Debeurme, par le biais de son personnage central : le jeune hybride Koji, déplore la difficulté quasi insurmontable de communication entre sa race et celle des humains. Tandis qu'un combat s'opère dans le tome 2, entre la troupe menée par Pig, le chef, et les humains devant tous être exterminés, mais aussi entre Vespero, 

l'hybride chauve souris, sorte de Dracula extrémiste prenant le pouvoir, et Koji, souhaitant la médiation, ce dernier va trouver l'amour avec la belle Bee, au sein même de cette bande d'extrémistes mis au ban de la société. La thématique du jusqu'au boutisme humain est déjà abordée, sous la forme des expérimentations barbares, du rejet des autres espèces, de la consommation de viande à outrance (qui sera d'ailleurs l'objet d'un empoisonnement terroriste). Le tome 3 concluant l'histoire, dénonce encore plus clairement les dérives humaines sur notre planète en invoquant d'autres monstres sortis de terre, et éradiquant plus systématiquement la race humaine, incapable de s'adapter en partageant les ressources. 


Une des œuvres exposées à la galerie Martel en 2020

 

Ludovic Debeurme fait même appel à la culture japonaise du Kaïju, ces êtres géants représentants la colère de mère nature, afin de terminer un travail nécessaire et tandis que nulle trace (ou si peu) de l'être humain ne subsiste sur terre. Entre Koji (moisissure d’éléments nobles d’après le dictionnaire), et Kaïju, que le personnage central deviendra ensuite, il n’y a d’ailleurs qu’une fine frontière. Le récit évoque donc Godzilla, mêlé à la Guerre des mondes dans ce troisième tome, quoi que le fait de réapprendre à vivre ensemble, loin des ruines de l'ancienne civilisation puisse aussi évoquer quelque peu le Farenheit 451 de Ray Bradbury/ François Truffaut, d'autant que de feu, il est beaucoup question dans ce dernier tome. L'amour l'emportera, heureusement, mais à un prix relativement élevé, et le message de l'auteur, écrit avec des phrases au ton juste, chargées d'émotion, entourant ses cases de toute beauté, termine d'assurer à cet Epiphania un statut de très belle œuvre, et à son auteur celui d'auteur majeur.
A ranger aux côtés de Aama, Sweet Tooth, Lupus, Le Tribut...

FG


Epiphania T 1, 2 et 3
par Ludovic Debeurme
Éditions Casterman 2017-2019 


Une flambée au goût doux-amer...

mardi 15 juin 2021

Microsillons de Yann Madé : Micro Dancing et belles émotions

Yann Madé est un quinqua qui s’assume ("enfin" dira t-on), mais n’est-ce pas la difficulté de tous les mecs arrivés à la cinquantaine ?
Avec ce Microsillons, qui raconte finalement sa vie, il nous embarque dans le sillon des ses relations avec la musique, l’art, les femmes, la danse, au long des années 70 à 2020, en suivant les sorties discographiques de ces années ; d’abord influencé par les « Alphas » du lycée, puis par ses copines, et enfin par ses découvertes « fortuites ».



 

Là où l’on aurait pu attendre une redite d’un Petit livre rock d’Hervé Bourhis, ou d'un Locke Groove (JC Menu), on est surpris de découvrir l’univers graphique assez personnel (surtout vers la fin, avec ses aplats de gris très "contemporain" (lol), d’un auteur pourtant connu du milieu depuis 2013 et Encore raté, aux éditions VolcanAmadeus, la structure qu’il a lui-même monté pour ses animations socio culturelles. Yann a aussi tâté du fanzine avec Kérosène, le zarmagazine, et cela se ressent dans sa manière de jouer du noir et du blanc et de l’autobio un peu autoparodique, mais pas que. Car Yann Madé est capable d’une analyse assez pertinente et émouvante sur sa difficile relation avec la gente féminine, qui, d’après lui, « lui est restée dedans » si l’on souhaite, comme il le fait tout au long de son parcours, paraphraser un groupe qu’il a bien sûr écouté et qui est même représenté dés les premières pages. (Téléphone « Fait divers », 1979).


Car c’est finalement la plus grande surprise de cet album : l'analyse bienvenue d’une auto critique du « genre alpha blanc quinqua moyen », un peu macho sur les bords, et qui reproduit, malgré lui, des réflexes acquis au fil des années.. jusqu’au jour où, devenu papa d’une fille (et de deux garçons), le déclic se fait quelque peu… C’est l’occasion aussi de revisiter une cinquantaine d’années en musique, mais sous l’angle très personnel d’une discographie pas forcément « idéale » (bah !), mais sincère, très variable, et élargie à un peu tous les genres, représentant finalement la vraie richesse d’un auteur qui a su s’interroger, grâce à un questionnement très humain, sur sa place au sein d’un monde fait de beaucoup d’injustices et de clichés. On sera certainement davantage touché par cette franchise et par cette faculté si l’on a l’âge approximatif de l’auteur, mais quoi qu’il en soit, il faut lire ce bouquin graphique. En effet, si sa narration est un peu casse gueule parfois, parce que jonglant avec quelques répétitions, tout en structurant son propos dés le départ, elle se rattrape et finit par retrouver son équilibre, qui commence et se termine justement sur la thématique de la danse, que Yann a fini par découvrir et adorer. Microsillons aurait très bien pu s’appeler Micro Dancing, tant on ressent le besoin de, nous aussi, faire quelques pas de côté avec cet auteur touchant.
Original, graphiquement très sympathique, et bien foutu.

FG

Microsillons, de Yann Madé
Éditions Jarjille (17 €) - ISBN : 978-2-918658-88-7



lundi 7 juin 2021

Mille vie de plus : pas nécessaire pour une BD espagnole au top !

Un album "autobiographique" exemplaire, solaire, même si grave. Toute la force de la bande dessinée espagnole s'exprime dans ce titre paru paru en mai 2020, augmenté de 38 planches et un appareil critique.

14 avril 1931 Madrid : le jeune Miguel Nunez, accompagné de son père, au milieu d'une foule populaire dense, se rend à la Puerta del sol, célèbre place de la capitale pour fêter la fin annoncée de la monarchie, et l'entrée en République. Si cette euphorie ne va pas durer, c'est pour lui, fils de communiste, le début d'un engagement sans faille. 1932 voit le soulèvement du général Sanjurjo, puis novembre 1933 l'arrivée au pouvoir de la droite la plus réactionnaire. Il faut attendre 1936 pour que le front populaire ramène, non sans lutte, un vent d'enthousiasme, mais celui-ci est rafraîchi par une tentative de coup d'état. Miguel et ses amis, engagés au sein de la fédération universitaire scolaire, font partie des forces loyales à la
République, et se lancent dans une résistance armée qui se transforme en guerre civile. Parce qu’ils considèrent leur engagement autrement qu'uniquement sous un angle militaire, ils créent les milices de la culture et éditent même une BD ou parrainent un atelier de couturières. Seulement, en tant qu'opposants à un régime fasciste qui ne dit pas son nom, ils sont non seulement combattus, mais aussi traqués, et lorsque capturés : emprisonnés, torturés et souvent exécutés. Torturé, lui va l'être, à plusieurs reprises, dans de nombreuses prisons et va cumuler 17 années d'emprisonnement, entrecoupées de fuites, d'active implication dans les réseaux de résistance au régime franquiste. Enfin, en 1977, le parti communiste est légalisé, et il va être élu député pour cinq ans. Une continuité d'engagement, plébiscitée cette fois-ci.



Miguel Nunez est une figure du communisme espagnol et surtout de la lutte contre le franquisme. Son engagement politique sans faille, mais aussi celui, plus social et culturel, au sein de l'association espagnole pour la coopération avec le sud, qu'il crée en 1982 pour venir en aide aux populations du Nicaragua, ou bien encore celui de la mémoire, en 2004, avec l'Amesde, pour sauver de l'oubli les combats antifranquistes, auront marqué toute sa vie. S'il décède relativement paisiblement même si de poumons maltraités lors de son séjour comme travailleur réfugié, sous un faux nom, en 1949 dans les mines de silice de Nemours en France, il aura pris le temps d'écrire ses mémoires : la révolution et le désir, dont se sont inspirés Pepe Galves, qui l'a connu, et Alfonso Lopez. L'un est un scénariste de talent, spécialisé dans le polar, et grand connaisseur du neuvième art. Son implication sincère a été telle qu'elle a participé sans aucun doute à l'obtention par la généralité de Catalogne du prix national de la culture pour la première édition de Mille vies en 2011. Mais que serait ce superbe album aux qualités humanistes historiques et pédagogiques (24 pages bonus impeccables de notices en images, biographies, bibliographie...) sans le talent d'Alfonso Lopez ?

Ce dessinateur assez peu connu en France révèle ici sans aucun doute possible toute l'étendue de son talent. Avec un noir et blanc légèrement charbonneux, réalisé à la plume et au pinceau, s'exprimant dans des planches de hauteur trois cases maximum, mais le plus souvent deux ou en pleine page, il s'impose comme l'un des plus grands dessinateurs de son époque. Fluidité des courbes virevoltantes, aplats puissants, expressivité des visages, impressionnisme des scènes difficiles, pour mieux les évoquer. Fernando Lopez rend même, avec une poésie rare, dans un genre plus jeunesse, la fin de vie du "héros", grâce à une scène de dernier rêve émouvante.

Un ouvrage comme celui-ci illustre dans son propos avec clarté les valeurs de l'humanisme, et au niveau de sa forme, l'excellence dont peut être capable un éditeur. Il se trouve que les éditions Otium défendent des causes et des auteurs engagés, or, en 2021, nul besoin de préciser que les engagements citoyens sont plus que jamais nécessaires. Car, comme l'évoque une des citations de Miguel Nunez reproduites en fin d'ouvrage : "l'humanité, à défaut de transformer radicalement le système qui le gouverne, court inévitablement vers son autodestruction". Transformez nos vies en achetant cet album ! 



F G   

Mille vie de plus, par Pepe Galves, Alfonso Lopez, d'après les mémoires de Miguel Nunez
Éditions Otium (20€) - ISBN : 979-1091837224
Paru en mai 2020. 

 

Un tiré à part franco de port !

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