Il existe bien sûr des romans dits classiques que l'on n'a jamais lus, mais dont on sait leur potentielle exceptionnelle richesse. Par leur titre, intriguant, et par leur auteur, l'un des plus grands que la littérature moderne n'ait jamais connue. Victor Hugo est exilé sur l'île de Guernesey, à Hauteville House, lorsque ce roman est publié en 1866. Comme il l'écrit dans sa dédicace " je dédie ce livre au rocher d'hospitalité et de liberté, à ce coin de vieille terre normande où vit le noble petit peuple de la mer, à l'île de Guernesey, sévère et douce, mon asile actuel, mon tombeau probable"
De plus, dans son introduction originale, il replace le thème de ce dernier dans une sorte de triple Ananké (fatalité ) débuté dans deux de ses plus célèbres fresques romanesques. "La religion, la société, telles sont les trois luttes de l'homme. Ces trois luttes sont en même temps ses trois besoins (...) Dans Notre-Dame de Paris, l'auteur a dénoncé le premier, dans les Misérables, il a signalé le second, dans ce livre il indique le troisième. A ces trois fatalités qui enveloppent l'homme, se mêle la fatalité intérieure, l'ananké suprême, le coeur humain."
On ne peut pas mieux dire lorsque l'on referme Les travailleurs de la mer. Cette histoire forte est mue par des forces naturelles si intenses et si bien décrites, que l'ont les ressent jusqu'au plus profond de notre être. Le suspens de l'intrigue première, naviguant tel un thriller du meilleur tonneau, est resituée à l'aune des évolutions technologiques de l'époque, et l'on est autant intéressé par l'arrivée de la Durande, cet engin maritime à vapeur, l’un des premiers, que par le revolver récemment inventé, que l'un des protagonistes cherche à acquérir pour son plan diabolique. Mais tout cela ne serait pas grand chose sans la force du drame passionnel qui se noue dès l'ouverture, et sous-tendant, mais jusqu'à se faire presqu'oublier, l'histoire centrale, bien plus tangible et dangereuse. Gilliat, notre héros rejeté, mais force de la nature, va justement être amené à la combattre, et oh combien de belle manière. Le passage de travaux titanesques entrepris au milieu des éléments déchaînés est un monument de tension romanesque et de description des forces naturelles, comme rarement lu ailleurs.
Si Michel Durand a déjà une belle carrière de dessinateur derrière lui, ayant publié son premier album en 1985 chez Glénat, et qu'il a très vite séduit les amateurs par un trait classique précis, on n'avait jamais encore eu l'occasion, à part peut-être dans ses œuvres noires réalisées sous pseudonyme Durandur (1995 et 2005-2007) - où il a usé de lavis gris sur un trait fin - de s'extasier autant devant ses réalisations. Et même s’il a du quelque peu s’entraîner avec la thématique marine et les éléments sauvages dans son précédent album retraçant l’expédition de 1845 du capitaine Franklin en Arctique (Franklin, Glénat 2022), ici, dans un travail exceptionnel lui ayant pris environ trois ans, il réalise l'impensable, et ce que d'aucuns auraient sans doute souhaité voir dès la parution de la première édition illustrée du roman de Victor Hugo. A savoir : de grandes planches dessinées avec une technique de hachures et de volutes noires et blanches, reproduisant en grand format le plus beau de ce que la technique de gravure a pu offrir au fil des siècles. On est subjugué par le rendu de ces planches, parfois doubles, que l'on déguste avec un ravissement qui est au moins égal au plaisir de la lecture du texte lui-même. La scène de la bataille homme-animal restera aussi l'une des plus extrêmes et palpitantes qu'il m'ait été donné de voir et lire. Mais tout dans ce livre invite au ravissement ; aussi, n'hésitez pas une seconde. Il s'agit vraiment d'un bijoux rare et précieux.
Les Travailleurs de la mer, par Michel Durand
Editions Glénat (35€) - ISBN : 9782344047033
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